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Expérience vécue de l’antisémitisme et émancipation juive. La réception des Réflexions sur la question juive chez trois disciples juifs de Sartre (Albert Memmi, Robert Misrahi, Benny Lévy) - Emmanuel Levine
En partant d’un état des lieux sur les histoires et les théories de l’antisémitisme passé et contemporain, ce projet de recherche entend en combler une lacune importante : la relative sous-théorisation de l’expérience vécue de l’antisémitisme par les juifs français et la morale d’une émancipation juive qui en découle. Le projet s'appuie en particulier sur la réception des Réflexions sur la question juive de Jean-Paul Sartre chez trois disciples juifs du célèbre philosophe : Albert Memmi, Robert Misrahi et Benny Lévy.
Alors que sa bourse post-doctorale a été renouvelée pour une année supplémentaire, nous avons posé quelques questions à Emmanuel Levine :
Comment avez-vous eu l'idée de solliciter la FMS ?
Après mon doctorat à Nanterre en philosophie contemporaine, j'ai voulu faire un travail post-doctoral dans le domaine des études juives et plus spécifiquement sur l'antisémitisme, sur lequel j'avais déjà un peu travaillé. Du coup, je me suis tourné tout naturellement vers la Fondation. J'ai donc proposé ce sujet dans lequel je vais creuser la question de l'antisémitisme en lien avec l'actualité parce que j'ai constaté qu'on parlait assez peu de l'expérience vécue, de ce que c'est que d'être confronté à l'antisémitisme.
Comment avez-vous choisi le corpus d'œuvres et d'auteurs ?
Il y a des philosophes qui ont déjà parlé de l'expérience de l'antisémitisme, Sartre par exemple, mais il ne parlait pas du "côté juif" puisqu'il n'était pas juif lui-même. Je suis donc allé voir du côté d'auteurs juifs, ce qui me semble n'avoir jamais été vraiment fait. Il s'agit d'auteurs juifs qui sont purement des philosophes ou bien des intellectuels, sociologue. Il y a Alfred Memmi qui a une formation de philosophe et de sociologue, mais qui est aussi connu comme essayiste et romancier, Béni Lévy, l'ancien secrétaire de Sartre, normalien, militant politique, qui s'est ensuite dédié aux études talmudiques et s'est installé en Israël et Robert Misrahi, un pur philosophe que Sartre a aidé financièrement à poursuivre ses études.
Comment envisagez-vous vos recherches à venir après une année de travail accompli sur le sujet ?
Mon travail se structure en quatre blocs de plus en plus minces. Il y a d'abord un très gros qui est le bloc de travail sur la "littérature", sur ce qui existe déjà depuis la fin du 19ᵉ siècle, aussi bien en français, en anglais, en espagnol et un peu en allemand. Je vais également aborder dans un deuxième bloc les auteurs juifs, pas juste ceux dont j'avais envisagé de parler, en tout cas tous ceux que j'ai pu identifier et qui ont abordé l'antisémitisme en tant que juif avec des réflexions sur ce vécu. Mon troisième bloc, ce sont les sciences sociales, la sociologie, les enquêtes qualitatives et quantitatives, les statistiques en Europe de l'Ouest qui ont notamment identifié les stéréotypes. C'est une grosse difficulté, car il y a peu de choses sur le vécu individuel dans toutes ses enquêtes. Mon quatrième bloc sera de confronter ces enquêtes qui existent à mon corpus d'auteurs et d'œuvres.
Il semblerait que votre projet ait évolué, ait pris de l'ampleur, depuis que vous avez sollicité la FMS ?
C'est vrai que vous dites : mon sujet a évolué : c'est parce qu'au départ, c'était surtout de l'histoire de la philosophie et ça s'est élargi avec un but qui est de toucher également le grand public. Mon travail va s'apparenter à l'histoire intellectuelle donc qui va constituer à faire connaître ces auteurs, qui peuvent être connus pour d'autres raisons, pour ce qu'ils ont pu apporter à la philosophie de l'antisémitisme. Par exemple, je vais retraduire une nouvelle de Robert Mistrahi qui parle de sa jeunesse et qui décrit son expérience, celle d'avoir porté l'étoile jaune. Dans cette nouvelle, il raconte tout ce qui s'est passé, comment les gens ont réagi, comment lui-même se sentait en portant l'étoile jaune. Cette nouvelle autobiographique, c'est un peu le cœur de mon travail. Mizrahi est plus connu pour sa philosophie du bonheur et de la liberté, mais je vais aborder ces auteurs pour ce qu'ils ont pu apporter à la philosophie de l'antisémitisme. Je vais notamment évoquer la dimension émancipatrice qui consiste à aborder cette question de l'antisémitisme et de son vécu de l'antisémitisme pour chercher à s'en libérer et en utilisant en fait l'antisémitisme comme l'oppression par excellence, se libérer de l'antisémitisme a une portée universelle.
Pouvez-vous rappeler pour les non-philosophes ce qu'est la phénoménologie que vous abordez dans votre recherche puisque vous partez de Sartre et de son célèbre ouvrage "Réflexions sur la question juive" ?
La phénoménologie est cette théorie philosophique que Sartre et Lévinas ont popularisée en France, mais qui a été initiée par des philosophes allemands et qui consiste à travailler moins sur le pourquoi que sur le sens, y compris quand ça n'a pas de sens. C'est une théorie philosophique qui s'appuie beaucoup sur des méthodes de description, qui cherche à étudier dans un phénomène tout ce qui relève de la condition, de la structure et qui s'attache au sens que les choses ont pour nous. L'accent est mis sur l'expérience vécue, ça peut s'appliquer autant au vécu du temps, au vécu de la mort, au vécu de la perception, au vécu de l'antisémitisme, ça interroge beaucoup de dimensions de l'antisémitisme.
Comment comptez-vous travailler en collaboration avec différents autres chercheurs comme vous le signalez dans votre projet ? Je suis chercheur associé comme c'est l'usage à un laboratoire, l'institut de recherche de Nanterre. Par ailleurs, je suis en contact avec des référents pour chacun des auteurs étudiés, des spécialistes de ces auteurs.
Comment comptez-vous publier des états intermédiaires de votre travail ?
J'ai déjà fait un article scientifique sur Misrahi mais comme il y a des délais pour la parution des artistes scientifiques ça devrait sortir plutôt dans un an. Je vais continuer à publier un article par auteur étudié.
Est-ce que les livres de ces différents auteurs sont encore disponibles ?
Pour Memmi sans doute, "Le portrait d'un juif" et je ne suis pas sûr pour Mizrahi, je pense que je l'ai emprunté en bibliothèque
Une question que je me suis toujours posé en ayant lu il y a longtemps le livre de Sartre sur l'antisémitisme, pourquoi s'est-il intéressé à cette question ?
C'est une très bonne question. Sartre a écrit ce livre en 1944, à la fin de l'Occupation et il a été publié au 1946. Il s'intéressait à la question cruciale de la Libération et il parle assez peu de la persécution des Juifs pendant la guerre. Son but était surtout de décrire les différents types d'antisémites, ceux qu'il avait croisés avant-guerre et ce qu'il avait croisés durant la guerre : l'antisémitisme bourgeois, l'antisémitisme chrétien, l'antisémitisme de droite, de Gauche, communiste. Son but était essentiellement d'étudier concrètement comment on pouvait sortir de cet antisémitisme parce que, de son point de vue, l'antisémitisme sape les bases de la démocratie. En fait ce qu'il n'a pas tellement abordé, c'est la situation du Juif lui-même. C'est pour ça que j'ai je me suis intéressé à des auteurs juifs.
Pourquoi Sartre revient-il à ces questions à la fin de sa vie et notamment à la question du judaïsme ?
C'est sous l'influence de Benny Lévy qu'il s'est davantage intéressé à la question du judaïsme alors que quand il avait traité de l'antisémitisme, il l'avait presque mis de côté. C'est vrai qu'entre temps il y a eu la décolonisation qui est passée par là. L'horizon actuel ce sont les nouveaux antisémitismes : l'antisionisme, l'appropriation du terme de génocide... Je vais beaucoup parler des injures qui avaient cours dans les années 1940 et 1950 et réactualiser avec le système actuel qui a changé, les outils ont changé particulièrement avec les réseaux sociaux, le complotisme (même si les réseaux sociaux et notre époque n'ont pas inventé le complotisme dixit Le Protocole des Sages de Sion)à et puis le retour dans les années 2000 de persécutions extrêmement violentes avec des meurtres antisémites, des viols antisémites, des attentats antisémites.
Parlons un peu de cette figure singulière qu'était Benny Lévy ?
Benny Lévy au départ était plutôt dans une démarche d'intégration, d'assimilation. Il était Mao, proche de Bourguiba, de la résistance et ensuite, il a évolué. Il voulait cacher sa judaïté, faire ce qu'on appelle le passing.
Pour terminer, allez-vous aborder la question de comment se protéger de l'antisémitisme ?
Il faut trouver les meilleurs outils, il n'y a pas beaucoup de travaux là-dessus sur l'antisémitisme. La philosophie a fait l'exégèse historique, la philosophie allemande critique, l'école de Francfort, a fait le lien entre antisémitisme et capitalisme mais c'est une voie assez peu exploitée.

Les recherches postdoctorales d'Emmanuel Levine ont reçu le soutien de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah.